18.
L’art de l’esquive

Palpatine était sur Coruscant depuis un peu plus de deux mois standard quand le Sénat se réunit pour voter l’attribution de sièges à Felucia, Murkhana et une demi-douzaine d’autres mondes, que beaucoup considéraient comme des planètes clientes de la Fédération du Commerce. Dans l’espoir de générer l’intérêt de la foule, le contrôle du climat de Coruscant avait promis un temps parfait au-dessus du quartier du gouvernement. Les nuages avaient été repoussés et les miroirs orbitaux positionnés pour apporter un maximum de lumière du jour. Des droïdes de maintenance avaient rafraîchi les pierres qui pavaient la place du Sénat et poli les immenses statues qui bordaient l’avenue des Fondateurs du Noyau. La police avait bouclé de larges zones du quartier entre les niveaux 55 et 106, déployé des unités de snipers, des escadrons d’automates détecteurs de bombes et trois fois plus de droïdes caméras de sécurité que d’habitude. Reporters, réalisateurs de documentaires, journalistes et éditorialistes étaient venus en masse. Ils avaient fait jouer leurs relations pour se trouver le plus près possible de l’événement. Les loueurs de limousines faisaient des heures supplémentaires et il était presque impossible de trouver un taxi. Les aides et les assistants devaient se débrouiller seuls. Ils arrivaient à pied ou par le Mag-Lev, tenues fraîchement lavées, coiffes soigneusement attachées, fourrures peignées et bottes cirées. Même les Chevaliers Jedi et les Padawans postés sur la place en signe de solidarité portaient leurs robes et tuniques les plus propres.

D’après les analystes, le vote serait un événement capital mais il est vrai que la semaine était plutôt calme côté nouvelles sur Coruscant. Et, à bien y regarder, la majorité des résidents de la capitale se moquaient pas mal du résultat car la plupart ne connaissaient la Fédération du Commerce qu’à travers les publicités qui envahissaient l’HoloNet. Les potins locaux intéressaient bien plus la population que la politique, de toute façon.

Cependant, des semaines durant, les opposants et les défenseurs des amendements qui réglaient l’admission des nouveaux membres de la République avaient fait entendre leurs arguments dans la Rotonde. Leurs vociférations étaient parfois si puissantes qu’elles secouaient les plates-formes flottantes. Les uns brandissaient le poing, d’autres levaient un appendice accusateur pour donner plus d’emphase à leurs paroles. Les nombreux appels au calme du Vice-Chancelier n’y changeaient pas grand-chose.

Palpatine se trouvait en compagnie de Sate Pestage et Kinman Doriana sous la statue abstraite du fondateur du Noyau, Tyler Sapius Praji. Il se sentait plus proche de la place qui lui était destinée, même si pour lui la scène ressemblait davantage à une foire aux vanités qu’à une assemblée sénatoriale. Comme beaucoup d’autres, il avait passé la moitié de la nuit à boire et à dîner avec des lobbyistes désireux de gagner ses faveurs. Dans les cantinas, restaurants et boîtes de nuit du quartier, les crédits avaient coulé à flots, des offres de pots-de-vin avaient été chuchotées, des promesses échangées, des accords conclus. À présent, certains des protagonistes qu’il avait rencontrés au cours de la longue soirée se traînaient, les yeux cernés, vers les entrées béantes du bâtiment du Sénat : des Sénateurs et leurs bras droits, des membres de la commission du secteur de l’investissement et de l’échange de titres, des membres de la délégation de la Fédération du Commerce et le conseil d’administration du Clan Bancaire Intergalactique.

Ailleurs sur la large avenue – à des intersections clés, à des arrêts de taxi et des sorties du Mag-Lev – se tenaient des groupes de Jedi, quelques-uns portant bien en vue la poignée de leurs sabres laser. Pour Palpatine, voir autant de Jedi en un seul endroit était à la fois enivrant et dégrisant. Même s’il était bien camouflé en citoyen ordinaire, il sentait leur fierté collective s’infiltrer en lui à travers la Force. Seules la bassesse de la population de Coruscant et l’absence quasi complète de faune ou de flore naturelle empêchaient la planète d’être aussi puissante dans la lumière que Korriban l’était dans l’obscurité. Même si Plagueis et lui étaient au moins aussi puissants que les plus hauts représentants de l’Ordre Jedi, il comprenait qu’ils n’étaient pas de taille à affronter leurs forces combinées – en dépit de l’impératif Sith. Les Jedi ne tomberaient qu’avec l’entière collaboration du Côté Obscur.

Ses réflexions furent interrompues par une soudaine rafale de vent, provoquée par un luxueux landspeeder qui vint se ranger au centre de l’avenue. Précédé par un détachement de gardes de cérémonie vêtus de robes bleues traînant sur le sol, le Chancelier Suprême Darus sortit du véhicule en saluant la foule et les droïdes caméras qui se précipitaient pour immortaliser ses expressions. Palpatine l’examina tandis que les gardes lui ouvraient un passage parmi l’assistance, suivis par un cortège de journalistes triés sur le volet pour saisir l’aisance avec laquelle il se tenait, la façon dont il choisissait de s’arrêter pour saluer certains tout en ignorant d’autres, la manière dont il riait sur commande...

Les images des deux couronnements auxquels il avait assisté avec son père, Cosinga, à Theed lui revinrent à l’esprit. Il se souvenait comme si c’était hier de la jalousie qu’éprouvait son père, comme de la transpiration aigre. Avec quelle lâcheté son incapable de père avait envié ce pouvoir ! Si seulement il pouvait voir son fils maintenant, si proche de son but, parcourant le Sénat du regard, comme Cosinga regardait jadis la propriété des Palpatine dans la Contrée des Lacs. Tout ce que je vois ici m’appartiendra un jour : ces bâtiments, ces monades, ces statues que je ferai réduire en poussière ; cet espace aérien, dont je réserverai l’usage aux puissants ; ce luxueux appartement au 500 Republica ; ce Sénat...

Ses pensées furent à nouveau interrompues, cette fois par le Sénateur du Protectorat gran, Pax Teem, qui approchait à grandes enjambées, suivi par les Sénateurs de Lianna, Eriadu et Sullust.

— Etes-vous prêt à entrer dans l’histoire, Sénateur ? demanda Teem.

Ses yeux protubérants tremblaient d’excitation.

— Tout sauf en être la victime, rétorqua Palpatine.

Le Gran émit un grognement amusé :

— Bien répondu, jeune homme. Inutile de préciser que beaucoup de gens comptent sur vous.

— Mieux vaut beaucoup de gens que tous, car nous ne pouvons satisfaire tout le monde.

Teem reprit son sérieux :

— Peut-être pas. Mais nous pouvons faire progresser l’utilitarisme. Un bien-être maximal pour le plus grand nombre.

Palpatine sourit comme il avait vu Darus le faire.

— Nous le ferons progresser, Sénateur.

— Bien, bien, gloussa Teem. Nous vous verrons à l’intérieur, là où se traitent les affaires de la galaxie.

Pestage ricana tandis que Teem s’éloignait.

— Le bien-être maximal pour le plus grand nombre de Grans.

C’était vrai. Teem ne nourrissait aucune rancune envers la Fédération du Commerce. Il voulait simplement voir Naboo commettre des erreurs, Hego Damask remis à sa place et Malastare retrouver sa grandeur passée.

Le contingent de Sénateurs était à peine parti que Palpatine entendit quelqu’un l’appeler. Il se retourna et vit Ronhar Kim en compagnie de deux Jedi humains plus âgés que lui. Discrètement, il tapit ses pouvoirs au plus profond de lui et adopta une attitude cordiale.

— Jedi Ronhar, dit-il en inclinant la tête pour le saluer.

Le Jedi aux cheveux noirs lui rendit son salut.

— Sénateur Palpatine, puis-je vous présenter Maîtres Dooku et Sifo-Dyas.

Palpatine connaissait le premier, mais de réputation seulement.

— C’est un grand honneur, Maîtres.

Dooku le jaugea ouvertement puis leva un sourcil.

— Excusez-moi de vous regarder comme cela, Sénateur, mais après l’introduction de Ronhar, je m’attendais à rencontrer quelqu’un de plus âgé.

— Je me cache bien, Maître Dooku. Je veux parler de mon âge.

— Ou de tout le reste, fit remarquer Sifo-Dyas, c’est un talent requis par votre position.

— C’est une vérité déplaisante, Maître Sifo-Dyas. Mais nous essayons de rester fidèles à notre conscience.

Dooku sourit d’un air entendu :

— Cramponnez-vous à cette position, Sénateur Palpatine, Coruscant la mettra certainement à l’épreuve.

Ronhar Kim ouvrit la bouche pour parler quand une autre voix familière se fit entendre.

— Je ne savais pas que vous vous connaissiez.

Par-dessus l’épaule de Dooku, Palpatine fut surpris de voir Hego Damask, Larsh Hill et deux autres Muuns en robes noires s’avancer vers lui. Palpatine n’avait pas senti la présence de son Maître : cela en disait long sur la capacité de Plagueis à se cacher complètement, même aux yeux d’un compagnon Sith.

— Magister Damask, dirent Dooku et Sifo-Dyas en même temps.

Ils se retournèrent pour le saluer.

Damask regarda Palpatine.

— Il n’y a pas longtemps – sur Serenno, en fait –, Maîtres Dooku, Sifo-Dyas et moi avons eu une vive discussion sur l’état actuel de la galaxie et nos espoirs pour l’avenir.

— Serenno, dit Palpatine, presque pour lui-même. Il était légèrement déconcerté que Damask lui ait caché le fait que des Jedi avaient assisté à cette réunion. Quel message lui envoyait-il maintenant ? Palpatine regarda le trio de Jedi et repensa à la remarque de son Maître : même des Jedi pouvaient être attirés vers le Côté Obscur. L’assassinat bâclé de Vidar Kim avait-il persuadé Plagueis de recruter un Jedi comme Apprenti ?

— Grâce à Ronhar, nous venons de faire la connaissance du Sénateur, expliqua Sifo-Dyas.

Dooku regarda tour à tour Damask et Palpatine.

— Puis-je vous demander comment vous vous connaissez ?

Damask désigna Palpatine d’un geste.

— Le Sénateur Palpatine et Damask Holdings partagent un même rêve pour Naboo...

Il fit un nouveau geste pour inclure Hill et les autres Muuns.

— Palpatine fut l’un des rares à comprendre très tôt qu’il était sage de faire entrer sa planète natale dans une nouvelle ère.

Palpatine sentit que quelqu’un, en dehors du cercle qui l’entourait, le regardait. Il vit Pax Teem, arrêté devant la Grande Porte du Sénat, qui l’examinait de ses yeux protubérants. Palpatine comprenait son étonnement, car il avait été lui-même surpris que Plagueis tienne à le saluer en public.

— Quel effet cela vous fait que ce vœu pour votre planète soit exaucé ? lui demanda Dooku.

Palpatine revint à lui pour répondre.

— On ne peut empêcher le destin de s’accomplir.

À nouveau, Dooku examina tour à tour Palpatine et Damask.

— Eh bien, la volonté de la Force entraîne des associations peu ordinaires.

Des carillons retentirent pour annoncer le début de la session et tout le monde franchit les portes pour entrer dans l’énorme structure. Depuis l’atrium, chacun emprunta une direction différente, certains se rendaient vers le couloir des visiteurs ou la zone réservée aux médias, tandis que d’autres, comme Palpatine, Sate et Kinman, rejoignaient les turbo-ascenseurs qui menaient à la station de Naboo, à mi-hauteur du Sénat – une des mille nacelles identiques de la Rotonde, équipée d’une plate-forme détachable sur répulseurs et de bureaux privés. Au centre de l’espace, sous l’éclairage artificiel, se dressait une élégante tour ornée du sceau de la République, au sommet de laquelle trônait le podium du Chancelier Suprême. Darus, le Vice-Chancelier ainsi que l’aide administratif étaient déjà présents et, après de brèves remarques d’introduction du Chancelier Suprême, le Vice-Chancelier appela au vote.

Quelques Sénateurs prirent la parole mais la plupart votèrent tout simplement. Le décompte des voix apparaissait sur les écrans de chaque station administrative et était projeté au plafond, sur les parois incurvées du dôme. Quand le Vice-Chancelier appela le Secteur Chommel, le vote était serré. La voix de Palpatine permettrait de le départager mais plusieurs systèmes n’avaient pas encore fait pencher la balance.

Détachée de sa station, la plate-forme transporta Palpatine jusqu’aux niveaux inférieurs, dans les profondeurs de la Rotonde qui mesurait plusieurs kilomètres de diamètre. Un silence s’abattit sur une partie du Sénat. Il inspira profondément pour graver cet instant en lui. La plate-forme continuait à avancer vers le podium, comme si le Chancelier Suprême voulait le voir de plus près. Palpatine était ravi que sa réputation soit si étendue.

Enfin Palpatine prit la parole.

— La Fédération du Commerce est venue sur Naboo il y a une dizaine d’années. Elle n’est pas arrivée en conquérante mais sur invitation, après qu’une vaste réserve de plasma eut été découverte sous le manteau luxuriant de Naboo : une réserve assez vaste pour fournir de l’énergie propre à des centaines de planètes défavorisées le long de la Voie Hydienne. Cette découverte permettait aussi de faire entrer Naboo dans la communauté galactique. Après des mois de débats, notre nouveau monarque a décidé que Naboo devrait partager ses ressources avec la galaxie. Des accords ont été passés entre Naboo et la Fédération du Commerce, ainsi qu’avec plusieurs conglomérats de construction. L’extraction a commencé, des usines de traitement ont été construites et des spatioports ont été agrandis afin d’accueillir la flotte nécessaire pour transporter le plasma vers des vaisseaux cargos stationnés en orbite. Trois ans plus tard, le plasma affluait dans la galaxie et la richesse abondait sur Naboo et les planètes du Secteur Chommell. Une ère de prospérité sans précédent avait commencé. Cette prospérité avait des coûts cachés mais Naboo était prête à les assumer, pour le bien de ceux qui bénéficiaient des ressources naturelles de notre petite planète.

Il marqua une pause et se tourna légèrement vers la plate-forme de la Fédération du Commerce.

— La Fédération du Commerce a été accusée de fixer les prix, d’exploiter la main-d’œuvre et d’exercer un monopole. Mais ces questions ne doivent pas interférer avec le débat en cours. Aujourd’hui, on demande à la République de s’élargir pour inclure plusieurs planètes situées dans des systèmes éloignés que beaucoup considèrent comme des planètes clientes du cartel.

Certains craignent qu’accorder des sièges à ces planètes ne perturbe l’équilibre du pouvoir en donnant à la Fédération du Commerce et à ses sociétés alliées une voix prépondérante au Sénat. Mais cette question n’a-t-elle pas déjà été réglée quand les Cours de Justice ont décidé que la Fédération du Commerce devait être traitée comme une planète à part entière ? Cette décision a ouvert la porte à des entités comme la Guilde du Commerce, le Techno-Syndicat et l’Alliance InterCorporations, qui bénéficient de plates-formes séparées dans cette assemblée. Le problème de la légalité n’est donc pas sujet à débat. Nous devons plutôt décider si la Fédération du Commerce est devenue trop agressive dans sa volonté de renforcer sa position.

Il fit une nouvelle pause pour permettre aux débats individuels de se conclure.

— Il y a à peine trois mois standard, finit-il par reprendre, le Sénateur du Secteur Chommell a été assassiné, ici, sur Coruscant. Beaucoup d’entre vous connaissaient le Sénateur Kim, c’était un individu honnête, préoccupé par l’influence grandissante des cartels et par un éventuel changement de pouvoir au Sénat. Sa mort tragique a déclenché des allégations et des enquêtes. Pourtant, on n’a pas réussi à déterminer le mobile de ce meurtre ou à identifier les responsables. Et ce malgré les enquêtes des Judiciaires, du Comité d’enquête du Sénat et même de l’Ordre Jedi.

Par conséquent et pour protester contre la façon dont l’enquête sur la mort du Sénateur Kim a été menée, mon régent, le Roi Bon Tapalo, m’a chargé d’annoncer que Naboo et le Secteur Chommell s’abstiendraient de voter.

Le silence qui tomba sur une partie du Sénat s’étendit à toute la Rotonde. Puis la clameur qui explosa – tant pour condamner que pour soutenir cette annonce – fut tellement vive et dura si longtemps que le Vice-Chancelier ne parvint pas à ramener le calme et laissa régner le chaos.